L'Imprimerie
L’imprimerie est un endroit extraordinaire.
C’est là que se forgent les caractères.
Contrairement à ce que l’on imagine,
La matière divine n’est ni pure ni blanche,
C’est une épaisse encre noire brute de fonderie,
Irrégulière, râpeuse, limoneuse encore,
Qui d’elle-même, ne parle pas, ne signifie rien.
Le Créateur a voulu laisser toute liberté
A sa propre Création.
Ce sont les plombs de la Vie qui la façonnent,
Corps et âmes,
Sur les chemins de papier qu’elle nous offre.
Chaque caractère ici est unique,
Mais ce n’est pas tant cela qui compte,
Ni même les mots qu’ils peuvent former
Lorsque quelques-uns par attirance mutuelle se rapprochent,
Le message est dans le texte complet,
L’unité est dans le livre final
Qui sort des presses
Et donne la clé de l’énigme
A ceux qui prennent le temps de lire.
La Librairie
Enfin la librairie. Entrons, c’est une merveille.
Il n’y a qu’un livre sur les étagères.
Un livre blanc, vierge.
Tout d’abord il procède à quelques examens
Lorsqu’on le prend en main
Puis il détermine votre trajectoire,
Depuis ce que vous aimez bien
Et que vous aimeriez lire
Vers ce vers quoi il veut vous conduire.
Et les images alors apparaissent,
Les textes se forment, les chapitres s’enchaînent.
Peu à peu sur le chemin, l’expérience aidant,
Il vous laisse des initiatives,
L’écriture devient interactive,
Avec une participation croissante du lecteur,
Jusqu’à ce que, par miracle,
Le stylo soit entre ses mains.
Le visiteur peut alors repartir serein,
A même de continuer l’histoire,
Mais elle ne sera jolie
Que si le Souffle l’accompagne.
La Boutique de l'Antimatière
On l’appelle aussi la maison des transformations.
Une boutique où l’on trouve tout
Et son contraire.
On cherche son antimatière sur les étagères,
Dans les rayons,
Puis on va l’essayer dans une cabine individuelle.
Si le choix est judicieux,
On y laisse son vieil mC2 et s’y transforme en énergie.
C’est une sensation unique de liberté.
Au début, on en profite, on découvre ;
On se promène tout nu dans les allées,
Distribue son surplus par ci, par là,
Prête main forte à quelques amies dans le besoin,
On s’amuse aussi à déplacer des montagnes,
Faire avancer des bateaux, corriger des coquins,
Se glisser dans les piles pour que les enfants jouent…
Mais on finit par aller se chercher un autre costume
Car malgré les distractions,
C’est encore dans le regard d’un enfant
Ou d’une femme
Que réside
La plus belle des énergies.
La Salle de Cinéma
Il est bon de temps à autre
De se reposer les yeux
Et l’imagination.
Voici la salle de cinéma.
Le grand écran du monde se dresse devant nous.
Celui-ci dispose d’un filtre à bêtise
Qui assure que l’état mental du spectateur
Est meilleur à la sortie qu’à l’entrée.
Il n’agit pas directement sur le visiteur,
Mais sur les sons et les images :
C’est lui qui construit les films
Et les oriente vers les esprits selon les besoins.
Chacun voit un film personnalisé.
Plus de critiques institutionnelles, plus de modes,
Plus de catégories, mais de vrais échanges
Où chacun raconte son film
Et partage ceux des autres.
Viens, je suis sûr que les nôtres vont se ressembler.
Chez le Cordonnier
Cette chaussure transparente,
Qui s’adapte à tous les pieds,
C’est la chaussure de vair.
On y dépose son pied, droit ou gauche,
Et elle vous emmène dans un monde meilleur
Avec la princesse ou le prince charmant(e)
Qui fait la paire.
Mais auparavant il faut subir un test de personnalité.
Ceux qui répondent : « J’sais pas »
Sont renvoyés à la forge ;
Leur caractère n’est pas prêt.
Les « Moi je », « Je veux »…
(Il y en a bien trop) sont envoyés au rebut,
Sauf les enfants, renvoyés vers l’école
Pour parfaire leur éducation.
Les « M’en fous », « C’est nul »…
Repartent vers leur adolescence.
Les « Fais ci, Fais ça » sont fessés sur le champ.
Le monde meilleur est intérieur,
Seuls ceux prêts à apporter
De leur propre meilleur
Partiront.
La Demeure du Maire
Au fond du jardin, c’est la maison du patron.
Personne n’y accède plus depuis qu’il est tombé très malade ;
Information des plus confidentielles.
Pour donner le change on a installé des sosies,
Des mannequins de cire,
Devant toutes les fenêtres ;
Mais ces Pinocchio de pacotille
Ne s’entendant pas entre eux
Crient en tous sens et se bouffent le nez.
Problèmes de succession.
Aucun d’eux n’a la hauteur de vue du patron.
Tout cela est bien triste.
C’est pour cela que le Conseil des Anges a décidé
De clore la maison
Et de décentraliser le monde meilleur.
A chacun de le recréer autour de lui,
C’est ce qu’aurait voulu le patron.
L'Arche de Noé
Nous arrivons au coin des animaux.
Tous sont là, rassemblés en bonne entente.
On y conserve les empreintes génétiques
De toutes les espèces.
A l’origine, comme en cuisine,
Chaque espèce était une épice,
Avec un trait de caractère dominant
Perfectionné à l’extrême.
Ensuite les mélanges furent faits
Pour arriver à des créations plus élaborées
Dignes des plus grands chefs français.
Comme encore aujourd’hui,
La Pomme en son temps fut à l’honneur,
Surtout servie à deux tartes.
La Pyramide de Lumière
C’est ici que se fabrique la lumière.
Un mélange dont le secret est bien gardé,
Car placé entre de mauvaises mains
Il devient explosif ou poison.
Le plus difficile est de disposer au départ
D’un grand Vide
Pour que la Lumière puisse être,
Car l'observation même d’un quelconque atome
Trahirait sa sournoise présence ou préexistence.
Dans ce vide parfait on pose le Noir au centre,
Pour qu’il s’y sente à l’aise,
Puis on y fait venir les couleurs,
Par des portes différentes
Et selon une orientation savamment calculée,
En suivant un dosage précis.
Alors on fait tourner à grande vitesse le prisme central
Comme une centrifugeuse
Et il faut alors voir comment ainsi mélangées
Toutes les couleurs des âmes du monde
S’unissant pour le meilleur
Produisent une lumière blanche si pure
Qu’elle ose à peine sortir
De son trou noir.
Le Salon de Coiffure
Ici se tressent les cheveux des âmes,
Ces longs filaments d’ange
Par lesquels elles perçoivent les vibrations des autres.
On peut choisir sa coupe : africaine, pure, intuitive,
A perception immédiate, intacte depuis l’origine,
Couvrant toute l’amplitude du sensible ;
Asiatique, plate, courte, noir d’ébène,
La sagesse sur un plateau ;
Coupe du sud, frisée, crépue, riche et tortueuse
Comme une calligraphie arabe ;
Coupe du nord, longue, blonde,
Rayons de soleil des pays froids ;
Européenne, libre, variée, subtil mélange de cultures,
Embryon de future entente des peuples ?
Et puis il y a la tonsure des moines,
Une partie de la sensibilité rabotée
Pour orienter tous les capteurs dans le même sens.
Enfin, nombreux, les chauves :
Pour quelques dollars,
On leur tresse des perruques
Qui leur tracent une vie d’automate.
La Cathédrale des Arts
Une église en ce lieu, étonnant n’est-ce pas ?
Non, privilégier une quelconque religion
Est impensable ici.
Il s’agit d’une cathédrale d‘art brut,
Construite pour héberger et mettre en valeur
Les plus belles idées créatrices des artistes.
Le style de bâtiment a été choisi pour sa majesté naturelle
Et les vitraux spécialement conçus
Pour apporter aux œuvres la luminosité
Et l’intimité nécessaires.
Dans la nef vide on peut ainsi se recueillir
Devant une des merveilles de création artistique
Projetée sur l’autel par l’âme
De l’artiste qui vous a ému,
Seul à seul, en tête à tête,
Et retrouver à travers cette communion
Ce goût unique
De l’hostie
De la sensibilité humaine.
L'Atelier des Lutins
Lorsque les âmes sont prêtes,
On leur confectionne un costume dans l'atelier de couture.
Dans ce domaine, les lutins se surpassent.
Ils prennent d'abord les mesures
Du souffle intérieur,
Pour essayer de compenser, par une bonne taille du corps,
Les éventuels défauts de fabrication ou de tenue.
Comme des Lilliput sur Gulliver,
Ils s'agitent en tous sens,
Cousant sans compter les heures.
Mettre en place tous les composants
Est pour eux un jeu d'enfant,
Un lego, un meccano,
Un jeu de construction.
Le plus difficile est de bien réussir
Les deux fenêtres du regard
Pour que l'âme puisse quelquefois s'échapper.
La Maternité
A l’hôpital des âmes,
Le service de sexologie est mis à contribution
En phase d’accouchement.
D’abord on y clone la nouvelle-née,
Pour en faire un double de même fréquence,
De même onde fondamentale, de mêmes raies spectrales.
Les corps subissent une opération inverse :
On retire une patte aux chromosomes
Afin qu'ils ne puissent pas se reproduire tout seuls ;
La génération devra passer par une forme d’amour.
Une idée originale du Créateur
Pour parfaire les races et rendre mécaniquement
Le monde meilleur (la pratique est plus nuancée).
Ce procédé donne aussi une petite chance à l'âme,
Par attirance mutuelle, de retrouver sa moitié originelle.
Mais la probabilité reste infime.
Il faut un coup de pouce supplémentaire,
Qui vient parfois, sans que l’on sache pourquoi.
Alors toute l’unité se déroule
Et l’on peut remonter jusqu’à sa Source.
Le Banc des Amoureux
Le banc des amoureux est une pièce de musée.
Il devait au départ simplement enseigner aux âmes,
Pour les préparer,
La sensation du premier baiser,
Action du corps susceptible de les faire chavirer.
Mais il en vint rapidement,
Par un mécanisme de dilation-contraction du temps,
A dérouler à ses visiteurs
Des centaines de vies probables différentes,
Par simulation à partir du baiser initial.
Il devint voyeur et dictateur,
Erigea des règles, orienta les choix,
Catalogua des vies stéréotypées.
On le débrancha et le reprogramma
Pour qu'il ne se mêle plus jamais de la vie terrestre
Et se consacre à sa fonction noble première :
Enseigner à reconnaître l'Âmour.